Assise à côté d’un ami à la Librairie Paulines, à Montréal, je vois arriver un homme de haute taille. Il porte une croix. Voici Michael Lapsley, l’invité aux mains en forme de crochets. Le cœur se serre, les yeux remontent pour mieux apercevoir une tête coiffée d’un béret noir, le protagoniste du documentaire qui ouvre la soirée du 6 août 2015. Une voix nous invite à le suivre sur le difficile chemin du pardon et de la réconciliation. Gisèle Turcot
Guérir du passé
Guérir : à lui seul ce mot allume un regard, éveille un espoir. Sans évacuer le doute. Le 28 avril 1990, trois mois après la libération du leader africain Nelson Mandela, ce mot n’effleurait pas encore l’esprit du prêtre anglican Michael Lapsley quand une lettre piégée lui arrache un œil, ses deux mains et le rend presque sourd. Il se trouve en exil au Zimbabwe. Ses amis le conduisent à l’hôpital sans savoir s’il va survivre à ses nombreuses blessures et décident de l’expédier en Australie pour obtenir de meilleures chances de guérison.
Sorti de l’hôpital après sept mois de récupération et de nombreuses opérations, il vit désormais avec les traces de cette horrible journée mais il conserve aussi avec gratitude les gestes de sympathie exprimés par des milliers de personnes; il parle encore avec émotion des dessins d’enfants qui ornaient sa chambre de torturé, envoyés par un groupe d’élèves qu’il avait rencontré au Canada trois mois avant l’accident.
Il a survécu à l’attentat : pour lui et ses compagnons de lutte, c’est en soi une victoire sur un plan qui devait le faire taire à jamais. « Les personnes qui m’ont envoyé la lettre piégée sont davantage des victimes que moi-même », écrivait-il un an après l’événement.
Son autobiographie
L’ouvrage intitulé Guérir du passé. Du combat pour la liberté au travail pour la paix, entraîne le lecteur sur un parcours commencé en Nouvelle-Zélande où Michael Lapsley est né et a grandi, continué en Australie pour des études en théologie, puis en Afrique du Sud où il a exercé son ministère et combattu l’apartheid, ce qui lui a valu d’être forcé de s’exiler au Zimbabwe, avant de revenir en Afrique du Sud pour fonder au Cap, en 1998, l’Institut pour la guérison des mémoires. Au milieu de ce parcours, une bombe va transformer sa vie et lui ouvrir de nouvelles plages de la foi.
Apprivoiser le handicap
Cette épreuve, permanente, l’a rendu plus sensible à toutes les minorités. « Subitement, j’étais devenu membre d’une minorité que je n’avais jamais envisagé de rejoindre » (p. 55). Privé de ses mains, il a choisi de porter des crochets : il a besoin d’assistance pour prendre sa nourriture, boire au calice quand il célèbre l’Eucharistie, et ne peut plus voyager sans un assistant. « J’ai commencé à passer en revue mes propres idées préconçues à propos des handicapés ».
En relisant les Écritures, il réalise que le handicap est le lot de la condition humaine, qu’il soit visible ou invisible, car la fragilité et la blessure sont le lot de tous, rejoignant ainsi l’expérience de Jean Vanier. D’un côté, les traces de torture liées à l’attentat contre sa vie démontrent ce que les humains peuvent se faire les uns aux autres, mais d’un autre côté, plus importantes encore, dit-il, sont les réactions d’amour, de compassion qui témoignent de la rédemption.
« Le handicap m’a appris que nous avions besoin les uns des autres pour être pleinement humains et que nous pouvons nous guérir mutuellement » (p. 402).
Traverser une crise spirituelle
Michael Lapsley fut très jeune passionné par les questions spirituelles et il choisit d’étudier la théologie en Australie pour devenir prêtre et membre d’un ordre religieux anglican, la Société de la Mission Sacrée (SSM). Envoyé en Afrique du Sud pour servir comme aumônier en milieu universitaire, il entre en contact avec des étudiants blancs et noirs. Il est forcé de constater la différence de qualité d’éducation reçue par les uns et les autres, une loi sur l’éducation bantoue adoptée pendant les années 1950 ayant réduit les chances d’accès des Sud-Africains noirs à des études supérieures.
Devenu aumônier national des étudiants anglicans pour l’ensemble de la province de l’Afrique australe, il multiplie les occasions de prendre la parole à travers le pays et même à l’étranger. Lorsque des étudiants parlent de se soulever contre le régime en place (le seul fait d’en parler était illégal), il les encourage à adopter les principes et pratiques de la non-violence. Mais il se rend compte que cela fait le jeu du régime de l’apartheid. « Je commençai à suivre le même chemin que l’ANC lui-même avait suivi en tant qu’organisation » (p. 115). À contrecœur, l’option de la violence armée s’était imposée dans ce mouvement de libération, les pétitions et les gestes de protestation civile n’ayant donné aucun résultat après des décennies d’action non-violente.
Father Lapsley ne prit jamais les armes mais il prit parti contre l’oppression, ce qui le plongea dans une profonde crise spirituelle. « J’ai commencé à réaliser que ma perception de l’Évangile ne tenait pas compte de l’ampleur du mal » (p. 113). Il avait découvert et admiré le pacifisme de Mahatma Gandhi, le combat non-violent de Martin Luther King, et trouvé en Jésus de Nazareth un crucifié qui avait finalement triomphé par sa résurrection. « J’entrepris de lire les Écritures non pas uniquement à travers le prisme de ce que j’avais appris à l’Église, mais avec la perception de quelqu’un au service de la libération de tous les peuples » (p. 116). Pour lui comme pour tant d’autres, le soulèvement des jeunes de Soweto prêts à affronter la mort représenta un tournant. « Comment pouvais-je défendre la non-violence alors que des écoliers se faisaient cribler de balles? Je dus admettre à contrecœur que le pacifisme était indéfendable et que les gens avaient le droit de se défendre face à une force dévastatrice. Ce ne fut pas une décision facile. Soudain, je me retrouvai face à un Dieu qui prend toujours parti pour le pauvre et pour l’opprimé… » (p. 122).
Il s’engagea alors dans l’action politique. Il dirigea pendant trois ans (1986-1989) un centre de réflexion théologique qui relevait de la Fédération luthérienne mondiale au Zimbabwe.
La guérison du passé
En réfléchissant sur sa propre expérience de personne blanche blessée par la politique de l’apartheid, Michael Lapsley a conçu des ateliers de guérison de la mémoire. Évoquant tous les gestes de sympathie manifestés, la prière des gens de toutes confessions et croyances, les dessins d’enfants et, bien sûr, la qualité d’attention du personnel des soins, il réalisa à quel point tout cela l’avait accompagné et soutenu dans sa traversée de la douleur. « … je compris que, quel que soit le processus de guérison que nous mettrions en place, il devait avoir une dimension collective, dont la reconnaissance, l’accompagnement, les récits et une spiritualité sous-jacente devaient constituer les principaux éléments » (p. 204).
Il a l’habitude de dire que nous avons tous besoin de guérison soit à cause de ce qu’on nous a fait, soit à cause de que nous avons fait aux autres, ou de ce que nous avons omis de faire. À la fin du chapitre 12 de son autobiographie, le théologien Lapsley livre une dernière pensée sur la signification spirituelle des ateliers qu’il anime avec une équipe :
Si un atelier pour la guérison des mémoires ne relève pas de l’imagerie chrétienne, sa conception renvoie implicitement à certains aspects de l’Évangile. (…) À l’image de Jésus, nos blessures peuvent rester visibles, mais elles peuvent être guéries et nous n’en sommes plus alors prisonniers. Les marques de la crucifixion ne disparaissent pas, mais les blessures de Jésus ne saignent plus. Je pense que cela nous donne une indication à propos de la volonté de Dieu à l’égard de la famille humaine : nous sommes appelés à reconnaître et à admettre les atrocités que nous nous sommes infligées les uns les autres, mais il nous est alors demandé de cesser d’être des « crucificateurs ». Nous sommes appelés non pas à être les témoins du vendredi saint, mais ceux du jour de Pâques, celui de la résurrection. L’Idée du « guérisseur » blessé est donc profondément ancrée dans la théologie chrétienne. La victime triomphe non pas en persécutant elle-même les autres, mais plutôt en devenant pleinement elle-même. C’est saint Irénée de Lyon qui a affirmé que, la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. (p. 282)
La Commission Vérité et Réconciliation
Une date qui fait histoire
Le lundi 15 avril 1996 fut un jour capital dans l’histoire de l’Afrique du Sud. Ce jour-là, la commission Vérité et Réconciliation (CVR) se réunit pour la première fois à East London, une ville du Cap-Oriental, pour commencer à faire la part du vrai à partir d’un tissu de mensonges, de faux-fuyants et d’actes d’intimidation, autant de caractéristiques de la répression menée sous l’apartheid. Tant de choses qui s’étaient passées dans l’ombre devaient enfin être révélées au grand jour.
Michael LAPSLEY, Guérir du passé, Éd. de l’Atelier, 2012, p. 229 (début du chapitre 11 sur l’histoire de la CVR).
Alors qu’il travaillait dans un Centre de soins, et qu’il constatait l’urgence d’accompagner aussi bien les Blancs que les autres Sud-Africains dans l’après-apartheid, Michael Lapsley fut invité par l’archevêque Desmond Tutu à faire partie de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique du Sud (CVR). Entre 1996 et 1998, il fut à même d’écouter les confessions des auteurs de crimes, qui voulaient obtenir l’amnistie, et le témoignage des victimes. Le premier résultat prit la forme de 94 recommandations formulées pour travailler à réconcilier une nation abîmée, blessée.
Il lui apparut en clair qu’il fallait créer des espaces sécuritaires pour que les victimes des deux côtés puissent enfin exprimer leur douleur et leur colère, pour enfin commencer l’étape de guérison. Autrement les victimes deviennent des agresseurs. L’écoute des victimes est un moment sacré, un moment incontournable pour restaurer la dignité de la personne et lui permettre de libérer des forces vives. D’où la fondation à l’automne 1998 de l’Institut pour la guérison des mémoires (Institute for the Healing of Memories).
Michael Lapsley parcourt le monde pour offrir un processus de libération aux victimes de la violence sous toutes ses formes : discrimination raciale à New York ou en Inde, conflits politiques en Colombie et au Sri Lanka, génocide au Rwanda, blessure cuisante de l’humiliation en Haïti, marginalisation des enfants aborigènes en Australie (la génération volée). Il s’incline devant la résilience des êtres humains qui parviennent « à plonger au plus profond d’eux-mêmes pour toucher un endroit qui leur permet de se projeter vers l’avenir, portés par un sentiment à la fois de paix et d’espoir, et de servir de lumière aux autres » (p. 288).
Le mot de la fin : espérer
Je me souviendrai longtemps avec émotion de cette inoubliable rencontre avec un être humain éprouvé dans sa chair, qui a trouvé la force d’apprivoiser son épreuve personnelle pour aller au- devant d’une humanité blessée dont il partage le destin. Une rencontre enrichie par la lecture de son autobiographie, récemment publiée en français, pour mieux apprécier sa mission de guérisseur.
Michael Lapsley attend toujours que quelqu’un vienne lui dire : c’est moi, c’est nous qui avons fabriqué la bombe qui a failli vous tuer et je viens vous demander pardon. Il veut pardonner mais ne voit pas le visage de celui à qui il peut offrir cette nécessaire libération. Il comprend aisément que le chemin du pardon est un long processus. Cette expérience lui a inspiré d’intituler le dernier chapitre de son livre « Se tourner vers l’avenir. Oser l’espoir ». Il reconnaît qu’il y a tant de raisons de désespérer de la trop lente transformation de son pays et de la situation chaotique dans le monde. Écoutons son ultime message (p. 403):
En tant qu’êtres humains, je pense que nous avons besoin d’une perspective à long terme sur le cours de l’histoire, que nous ne pouvons ni totalement contrôler ni totalement prévoir. Certaines choses ne sont connues que de Dieu seul. Nous sommes cependant appelés à collaborer au projet que Dieu a pour le monde. C’est cela le sens de l’espoir et c’est pour cette raison que nous continuons à accompagner à travers le monde d’autres personnes qui luttent pour guérir et pour créer un monde meilleur.
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Références
Michael LAPSLEY, Guérir du passé. Du combat pour la liberté au travail pour la paix. En collaboration avec Stephen Karakashian, traduit de l’anglais par Daniel Delmée, Éditions de l’atelier/Éditions ouvrières, 2015, 412 p. Original : Redeeming the Past, New York, Orbis Books 2012.
https://en.wikipedia.org/wiki/Michael_Lapsley
http://www.healing-memories.org/ Trois vidéos sur les étapes de la guérison.
Vidéo: The Story of Father Michael Lapsley and the Founding of the Institute for Healing Memories. Produced, Directed and Edited by Melvin McCray, 2014. Durée 15:49. Consulter à https://www.youtube.com/watch?v=muJgx0TO48s vidéo en anglais et sous-titres français. https://www.youtube.com/watch?v=DZJPkHWYmBc video en ingles subtítulos en español: La historia de Michael Lapsley (Fundación para la reconciliación).