Éditorial – Printemps 2015
Sortir des grandes froidures …du repli sur soi
Cet hiver, malgré le froid, plus tôt que les années précédentes, des milliers d’humains ont migré comme des oiseaux vers la Méditerranée en quête d’une vie meilleure, d’une sécurité aléatoire et rudimentaire mais combien préférable aux bruits de guerre de leur terre natale : Syrie, Irak, Soudan du Sud, Nigéria, Lybie, etc.
Chez nous, cet hiver, l’ombre, la menace puis la réalité des coupures budgétaires au nom de l’austérité/rigueur ont donné le signal : protester pour conserver nos acquis, s’affirmer contre des mesures imposées sans consultation, manifester pour continuer à croire que notre parole collective a encore de la valeur, même si les gouvernements ne l’écoutent pas.
Oui la froidure était au rendez-vous cet hiver…. « La météo du coeur a plongé au plus bas et s’est maintenue sous zéro, entraînant des replis de tous ordres, identitaires comme stratégiques, face à ce qui dans notre monde grugé à l’os, éclate et se délite de toutes parts ». (Voir le texte de Marie-Hélène plus bas)
Cet hiver, il n’y avait pas qu’en dehors qu’il faisait froid…
Il faisait « frette » aussi en dedans, dans nos cœurs.
Tristesse sans fin d’un monde qui, sous des dehors de bienséance sociale, se replie dans les faits de plus en plus sur lui-même.
Tâchons d’y voir clair. La raison aura eu le dessus sur l’élan de cœur. Protéger notre sécurité avant tout, qu’elle soit financière, affective ou sociale. Défendre les murs de nos cocons, nos remparts face à l’autre, et s’il le faut, ne pas hésiter à sortir les armes lourdes.
Cela se passe à toutes les échelles, à commencer par le moins perceptible, dans notre « angle mort », lorsque de toute évidence il nous appert que s’occuper de nos propres besoins est de loin la première des priorités, et que tout le reste passe au second plan.
La plupart diront : « c’est bien normal, lutter pour ses propres droits, revendiquer pour sa propre personne, son propre groupe ou quartier, son corps professionnel, son appartenance culturelle ou sa nation, tout le monde le fait! ».
Cependant, malgré toutes ces belles associations d’intérêt, une galopante et désespérante solitude s’installe pernicieusement.
Certains ne verront pas le lien de « cause à effet » entre celui qui, en toute légitimité, s’occupe d’abord de lui-même, et la victime démunie et impuissante, littéralement expulsée de sa maison et de sa patrie lors d’affrontements armés ou de crises économiques.
Et pourtant les grands intérêts économiques et politiques, lesquels sont à l’origine des grands conflits, ne seront jamais plus que la somme de nos propres convoitises et insécurités collectives.
La première division, les premiers affrontements et conflits ne viennent-ils pas d’abord de la bataille que l’être humain mène avec lui-même, entre les forces de conservation et de convoitise de l’égocentrisme et l’élan du réel don de soi issu de notre véritable nature?
Quand nous évoquons ces grands pouvoirs économiques et politiques comme s’ils étaient étrangers à nous, comme si nous n’étions que victimes innocentes des volontés malfaisantes de vagues multinationales impersonnelles, ne jouons-nous pas le jeu du malin qui cherche à tout prix à désigner un bouc émissaire extérieur à lui-même, et qui surtout ne remettra pas ses propres intentions en cause?
À titre d’exemple, ne découvre-t-on pas que certains fonds de retraite, socialement on ne peut plus légitimes, alimentent des appétits de rendement parmi les plus gourmands, contribuant à diverses formes d’exploitation à l’échelle planétaire?
En parlant de « retraite », justement, de quoi nous « retirons-nous »? Chaque attente personnelle de se garantir une future place au soleil, une sécurité et un repos bien mérité après une vie de course effrénée, ne contribue-t-elle pas à subtilement se désolidariser de la grande misère d’une bonne partie de la planète? Où est l’amour du prochain, et en quoi mon prochain cesse-t-il subitement d’être mon frère et ma sœur, devenant l’étranger, l’indésirable ou le paria dont je cherche à me protéger?
Que sont nos sages devenus? Les personnes âgées n’auraient-elles pas un rôle fondamental à jouer dans le maintien d’une vision plus caritative et globale? De façon à ce que nos projets de société soient réellement porteurs de sens, générant un véritable don de soi à l’ensemble de notre collectivité ou humanité.
C’est peut-être de là que s’amorce le tout premier exil de nous-mêmes, la première rupture d’avec nos véritables racines, celles du don de soi. Dans le sens d’une réelle mise en œuvre de ce mot dont nous avons oublié le vrai sens, la charité.
Oui, nous sommes dans une période de grandes froidures du cœur, et l’arrivée du printemps n’y changera rien, ni même le surgissement de nouveaux « printemps » de mobilisation sociale. L’apparente solidarité des grandes manifestations s’estompe rapidement lorsque les cœurs n’y veillent pas.
Comment rallumer la passion
de la véritable solidarité humaine?
Nos appels à la paix se proposent, dans la modeste mesure de nos moyens, d’œuvrer à une vigile de cœur, d’entretenir la flamme d’un regard plus aimant et charitable, empreint d’une véritable compassion et miséricorde. Nous ne pouvons le faire seuls. C’est avec la participation de personnes de tous les âges, cultures et appartenances, sociales ou religieuses, qu’il devient possible de vaincre l’étroitesse d’une façon de voir trop partiale. Pour sortir des idées toutes faites et des préjugés générateurs de haine et de conflits, l’information elle-même demande à devenir plus équitable, représentative, charitable et empathique. Ce ne sont pas les grands pouvoirs, trop centrés sur leurs intérêts personnels, qui généreront ces nouvelles façons d’œuvrer au partage d’informations caritatives.
Il appartient à chacun d’entre nous d’y voir.
Nous invitons chacune et chacun à prendre la plume du cœur et à contribuer à nos appels à une communication véritablement caritative!
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Deux autres prises de parole, en écho à la première.
La froidure a-t-elle pour autant
eu raison de nous sur toute la ligne?
Un commentaire de Marie-Hélène Carette
Se pourrait-il que notre conscience collective en souffrance et en repli nous lance un cri, un terrible cri d’impuissance et qu’elle ait davantage besoin d’être entendue que d’être jugée, invectivée ou moralisée?
D’être accueillie « telle qu’elle » dans ses errances et ses égarements… notre conscience, là où précisément elle a « mal au don de soi » et à ses racines, oui, ses racines naguère vigoureuses et fortes, devenues toutes « rongées à l’os » à force de vivre sans respirer vraiment et de se nourrir de ce qui l’épuise et la tue à petit feu…
Et si l’on recueillait son cri, sa froidure, et ses errances, peut-être qu’elle nous parlerait vrai, notre conscience collective; accueillie « telle quelle » sans jugement ou moralisation, elle consentirait sans doute à se révéler vulnérable et perdue, en exode de cette belle espérance qui en ces temps-ci lui manque tellement…
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Le « caring »
pour sortir des froidures
Un commentaire de Gisèle Turcot
Avant de se quitter, des citoyens de langue anglaise se souhaitent souvent : Take care! Belle façon de dire : prends soin de toi. Ou bien, par extension, prends soin… de toi, des tiens, de ta communauté, de ton environnement, de celles et ceux qui ont besoin de toi.
C’est ce que j’entends quand je lis « Sortir des froidures… du cœur ». Ça tombe pile avec ce printemps bougonneux et retardataire. Qui aimerait s’attarder dans le froid, s’enfermer dans une glacière? On a besoin de chaleur pour vivre, depuis l’enfant qui sort du sein de sa mère qu’on se hâte de tenir près de soi et d’envelopper d’une couverture, jusqu’au vieillard qui s’anime en accueillant le baiser de son fils ou de sa fille.
Pour sortir des froidures de l’individualisme, du risque de repli sur soi, l’article « Sortir des froidures… du cœur » propose de retrouver la pierre angulaire du « don de soi », cette pierre indispensable à la construction de la maison commune, mais tout aussi indispensable à l’édification des assises profondes de la personne. L’ouverture est, en effet, condition sine qua non de la croissance, toutes les sciences humaines le confirment.
Le don de soi revêt une réelle signification sociale si on le considère sous l’angle du « care », ce terme anglais qui appartient désormais à l’« éthique du care », comme nous le rappelle en ce printemps 2015 Maïté Snauwaert : « L’éthique du ‘care’, parfois traduite par éthique du soin, du souci, de la sollicitude, de l’attention, place au cœur du projet politique et social le lien humain. » L’auteure soutient que l’édifice idéologique et économique néolibéral qui engendre le modèle de « l’individu libre, entrepreneur et volontaire » ne tient debout que parce qu’il peut compter sur toute une frange de travailleurs, et surtout de travailleuses, qui fournissent à prix réduit les services et les soins.
La même auteure rappelle que l’éthique du soin « place la vulnérabilité au cœur de sa conception de l’humain, et partant de sa conception de la justice ». L’essentiel est dit!
L’éthique du care a quelque chose d’essentiel à nous dire au moment où l’État s’applique de multiples façons à démanteler ce qui fut notre orgueil, bien qu’imparfait : l’État Providence et le filet social qu’il tendait en cas de mauvais risque. À titre d’exemple, pensons à une mesure préconisée récemment pour diminuer à terme les revenus de retraite du personnel infirmier; ne serait-ce pas une flagrante démonstration de la dévaluation de l’humain dans l’ensemble des professions?
L’éthique du « care » nous autorise à reprendre à notre compte le mot « charité », tiré du même héritage latin, charité qui ne s’est jamais limitée à l’assistance (d’où la méprisante expression « faire la charité »). La charité, c’est le cœur attentif à l’autre, en quête de réciprocité, la source même du don de soi. La charité a de l’intuition, de la passion, elle est l’anima, l’indispensable compagne d’animus pour construire un monde qui a du cœur. Et pour livrer à chaud l’information sur ce monde.
Pour sortir des froidures, faisons donc attention aux plus vulnérables, aux personnes handicapées, aux jeunes qui s’adaptent plus difficilement aux systèmes, aux hommes et aux femmes qui ne rentrent pas dans le cadre prédéfini, aux millions d’enfants victimes des conflits : ces personnes nous disent que quelque chose ne va pas dans la conception et le fonctionnement de nos systèmes. C’est souvent de la marge, et d’en bas, que viennent les solutions novatrices.