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Le Souffle d’Etty. Jet de lumière dans la nuit

En tournée au Québec du 7 octobre au 12 novembre 2016, la Compagnie française de théâtre Le Puits, en collaboration avec l’Association des Arches du Québec, nous offre Le Souffle d’Etty. Grâce à la mise en scène de Michel Vienot assisté au décor par Jacques Félix Faure, deux comédiennes, Annick Galichet et Mary Vienot, relèvent magnifiquement le défi de transformer en jeu théâtral le journal intime qu’Etty Hillesum a écrit au temps de la Shoah. Les pièces musicales et les chants donnent au dialogue le temps de se déposer chez le spectateur, ravi de se laisse aspirer et inspirer par le récit d’un itinéraire lumineux.

 

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Le rideau s’ouvre sur un jet de lumière. Est-ce un carré de sable pour enfants que j’aperçois là? Et ce jeu de poulies accrochées à un poteau vers la gauche, à quoi  pourrait-il bien servir? Tout le décor un peu sombre s’anime dès l’entrée en scène des deux comédiennes dévorées du même feu qui animait Etty Hillesum, cette jeune femme juive, hollandaise,  dont elles se font porte-parole pendant une heure et demie.

Le Souffle d’Etty est la mise en scène captivante du journal intime qu’elle a rédigé entre 1941 et 1943, dans la Hollande occupée par les Allemands, pendant ses études en droit à Amsterdam. Etty Hillesum y trouve un refuge où elle livre sans détour ni complaisance pensées, émotions, passions qui l’agitent et la rendent souvent malheureuse. À mesure qu’elle met des mots sur les mouvements intérieurs qu’elle analyse, aidée en cela par la relation qu’elle développe avec le psychologue Julius Spier, disciple de Karl Jung, elle découvre un chemin de libération et de joie qui va se déployer jusqu’à sa mort le 30 novembre 1943.

Par la magie de la musique, du chant, du jeu corporel tout en souplesse de Mary Vienot et Annick Galichet, une grand-mère (Masha) et sa petite-fille (Lucy) avide de retracer l’itinéraire d’Etty, le spectateur est lui aussi fortement attiré vers le mystère qui se donne à voir : une voix intérieure prend forme, devient plus forte que les bruits de guerre alentour. Une voix plus pénétrante que la haine et la vengeance, qui libère la bonté des êtres et ouvre une percée sur la bienveillance divine.

Du chaos en soi et au dehors

Etty n’y arrive pas d’un seul trait, c’est ce qui la rend si proche de nous. Elle se fraie un chemin dans son « chaos intérieur ». Elle ne mâche pas ses mots pour décrire ses poussées de déprime, de vanité ou de volupté afin de les exorciser. C’est un rude combat, adouci par la source qu’elle sent jaillir en elle. Lorsque le jeu des poulies glisse la chaudière remplie de sable sous le faisceau de lumière, tel un sablier, le spectateur comprend que le temps est un incontournable maître de sagesse.

Mais ce regard sur soi n’est-il pas d’une grande futilité face à l’état du monde qui se dégrade autour d’elle? Etty Hillesum se débat avec cette question – comme ce théologien qui demandait : avons-nous le droit d’être heureux pendant que des enfants meurent de malnutrition, que des millions de personnes sont forcées de tout quitter pour sauver leur vie?

« Avec toutes ces souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant d’importance à soi-même et à ses états d’âme.  Mais il faut continuer à s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer au clair ses rapports avec tous les évènements de ce monde, ne fermer les yeux devant rien, il faut ‘’s’expliquer’’ avec cette époque terrible et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de mort qu’elle vous pose. Et peut-être trouvera-t-on une réponse à quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même, mais pour d’autres aussi.» (Journal, p. 51)

Époque terrible en effet. Une page de son journal en témoigne :

« Cela recommence : arrestations, terreur, camps de concentration, des pères, des sœurs, des frères arrachés arbitrairement à leurs proches. On cherche le sens de cette vie, on se demande si elle en a encore un. Mais c’est une affaire à décider seul à seul avec Dieu. Peut-être toute vie a-t-elle son propre sens, et faut-il une vie pour découvrir ce sens. » (Journal, 14 juin 1941, p. 37)

En juillet 1942, Etty est appelée à servir le Conseil juif que les Allemands ont constitué. Elle va partager les tâches ingrates d’identification de ses compatriotes mais aussi les privilèges de la petite bureaucratie. Deux semaines après son entrée en service, le Conseil décide d’affecter une partie de son personnel au camp de Westerbork. Etty s’offre pour y aller. Elle y arrive en tant que « fonctionnaire », agissant comme infirmière, travailleuse sociale et même guide spirituel. À trois reprises elle peut sortir du camp pour des raisons de santé qui la ramènent à Amsterdam. Des amis veulent l’aider à se cacher, elle refuse. Le 5 juin 1943, elle reprend le chemin de Westerbork d’où elle partira avec sa famille vers Auschwitz le 7septembre de la même année.

Le jeu théâtral fait de paroles, silence et musique, sert admirablement les prises de conscience d’Etty. Par exemple, son attitude face à la souffrance issue de la terrible réalité :

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Son choix délibéré et généreux d’accompagner ses compatriotes vers une mort annoncée provoque l’étonnement chez  la grand-mère et sa petite-fille; elles ont bien du mal à s’en expliquer. Alors elles empruntent les mots d’une prière consignée au journal d’Etty :

« Mon Dieu, prenez-moi par la main, je vous suivrai bravement, sans beaucoup de résistance. Je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie. (…) Je vous suivrai partout et je tâcherai de ne pas avoir peur. (…) Je ne veux rien être de spécial. Je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi. » (Journal, p. 78)

Ainsi comme l’a écrit Jean Vanier, nous apprenons comment, d’une vie débridée, Etty a pu  devenir une femme qui a pas à pas découvert son centre et finalement la présence de Dieu en elle, sans être reliée à une église ou à une religion.

Chemin vers soi, chemin vers Dieu

C’est sans doute pourquoi le parcours d’Etty Hillesum  – les écrits et la pièce de théâtre de la Compagnie Le Puits –  a tellement de résonance. Spécialement auprès des nouvelles générations qui incarnent la recherche du sujet que la modernité a mis au centre de toute évolution. La quête de sens, de spiritualité, s’appuie en effet sur l’impérieuse nécessité d’être soi-même, de protéger ses intuitions contre le « prêt-à-penser » des institutions ou ce qui paraît comme tel. Le soi devient le premier maître intérieur, dont il faut bien démêler les influences, les scories, en devenant plus attentif à ses meilleures intuitions et aspirations. Un travail en profondeur commence et ne s’achèvera plus. Chez Etty, ce chemin l’amène à goûter l’expérience de la présence de celui qu’elle appelle Dieu.

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À quelqu’un qui lui reproche d’avoir une vie intérieure trop intense, nuisible à sa santé, elle explique qu’elle renouvelle ses forces au quotidien, par le contact avec la source originelle de la vie en elle, goûtant parfois le repos que lui offre un temps de prière. Puis l’essentiel est révélé :

« Quand, au terme d’une évolution longue et pénible, poursuivie de jour en jour, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu, et que l’on s’efforce de laisser libre de tout obstacle ce chemin qui mène à Dieu (et cela, on l’obtient par un travail intérieur sur soi-même), alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de forces. » (Journal, p. 226)

Source de force, de paix et de joie, tant de fois mise à l’épreuve chez Etty. Plus vivante que jamais, la voilà aussi confrontée au malheur des autres, dans le camp de Westerbork, que les comédiennes évoquent sur scène : voyez cette mère affaiblie, affamée qui n’a pu allaiter son enfant depuis trois jours; écoutez le gémissement de cette autre femme inscrite sur la liste des gens qui quitteront le camp le lendemain matin, mais qui n’a plus assez de vêtements secs pour partir. Comment leur venir en aide quand on n’a rien à offrir? Un tel dénuement ne prouve-t-il pas l’absence de Dieu?

Le silence des comédiennes est ici puissamment révélateur du paradoxe qui dérange : Dieu est un Dieu fragile, souffrant de son impuissance, obligé de s’appuyer sur notre coopération. Etty n’a pas de mots de consolation à offrir mais sa présence se fait offrande compatissante.

Paix dans le monde, paix en soi

En cette longue guerre, Etty se démène comme elle peut avec le ressentiment contre l’occupant qui veut l’anéantissement de son peuple. Elle écrit en mars 1941 : « C’est un problème de notre époque. La haine farouche que nous avons des Allemands verse un poison dans nos cœurs… on a parfois le sentiment de ne plus pouvoir vivre cette époque maudite»  (Journal, p. 18). Sa pensée devient plus radicale :

Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même. Extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit. Ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue, en amour…  Ou est-ce trop demander? »

Le Souffle d’Etty nous met ici en face d’une réalité contemporaine d’une brûlante actualité. Des forces politiques révolutionnent l’ordre établi dans certaines régions du monde en utilisant des stratégies de communication ultramodernes tout en posant des gestes qualifiés de barbares.  Nous sommes pris de court pour ramener la raison sur le chaos, ne disposant pas d’instruments de lecture pour décoder ces nouveaux malheurs. Nous peinons à redécouvrir l’être humain dissimulé sous l’habit du combattant qui refuse de se plier aux codes guerriers connus. Le désarroi succède à l’indifférence.

Même si nous vivons dans un pays en paix, les conflits vécus ailleurs ont un écho chez nous. Des mouvements migratoires jettent à notre porte des individus et des familles qui ont une autre langue, une autre histoire; cela dérange, déstabilise, voire contrarie nos perceptions. Cela nous interroge : sommes-nous prêts, suis-je disposée à écouter le récit de leurs aspirations et de leurs souffrances?

La non-connaissance est la source de tant de préjugés. Le travail d’Etty Hillesum pour élucider ses propres sentiments envers l’autre, étranger et occupant, montre un chemin d’ouverture qui est aussi un chemin vers la paix en soi et dans le monde.

Chère Etty, on voudrait comme toi « être un baume versé sur tant de plaies». (Dernière phrase du Journal, p. 246)

Gisèle Turcot, Montréal, novembre 2016

En savoir plus :

La Compagnie le Puits : www.compagnielepuits.com

L’Association des amis d’Etty Hillesum : http://www.amisdettyhillesum.fr/Quebec/quebec.html  ou contact au Québec : labelrp@videotron.ca

L’Association des Arches du Québec : www.archequebec.ca  Tél. : (514) 849-0110

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NOTE : Les citations de cet article sont extraites de

Etty HILLESUM, Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, traduit du néerlandais par Philippe Noble. Suivi de Lettres de Westerbork, traduites du néerlandais et annotées par Philippe Noble. Paris, Éditions du Seuil, 1995.

5 réponses sur « Le Souffle d’Etty. Jet de lumière dans la nuit »

Magistrale, inspirante, « connectée »: cette présentation d’Etty Hillesum arrive « juste », en ce 8 novembre (jour sans précédent d’élections présidentielles aux USA).
Merci aux « Antennes de Paix » de nous présenter une Etty Hillesum si proche, tellement authentique et « habitée »…
Engagée jusqu’à l’ultime, Etty devenue « femme d’éternité », nous laisse son Souffle d’humanité qui rejoint toutes les « périphéries » humaines et spirituelles d’aujourd’hui.

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Merci Gisèle!

Ton partage sur Etty Hillesum est si riche de Présence habitée et d’actualité… Il tient lieu de « Lampe Allumée », de « Mémoire Vive »…

En ces temps où des murs vont de nouveau s’ériger aux frontières USA/Mexique sous la présidence Trump, espérons autant de brèches d’Humanité et de « courants d’air » qui raviveront/éveilleront les mémoires d’une Histoire impossible à oublier…

Paix… Paix… Veillons… Marie-Hélène

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Merci, Gisèle. Il y a « un siècle », j’ai passé une nuit blanche à lire « An Interrupted Life » pendant une retraite. Je n’oublierai jamais la vie de cette femme, Etty Hillesum. Dommage que je ne sois pas à Montréal pour participer à cette présentation.

Je ne t’oublie pas et espère que tout va bien.
Yvette B.

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Merci Gisèle. Il y a « un siècle », j’ai passé une nuit blanche à lire « An Interrupted Life » au cours d’une retraite. La vie d’Etty Hillesum m’a touchée profondément. Dommage que je ne suis pas à Montréal pour participer à cette présentation. J’espère que tout va bien pour toi. Je ne t’oublie pas …
Yvette, ssa

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